Prologue

Paris, le 10 août 1792

Une boutique de blanchisseuse, rue Sainte-Anne, claire et gaie. Au fond, une porte vitrée, entre deux grands châssis de vitrage avec appui, au-delà desquels on voit la rue Sainte-Anne ; à droite, premier plan, un petit renfoncement dans lequel est prise la cage de l'escalier de bois qui grimpe à l'étage supérieur. Là, sur la rampe ou sur des cordes, linge étendu pour sécher, les jupons à raies tricolores voisinant avec les dentelles d'aristocrates. En bas, un baquet sur trépied ; au premier plan, une porte ouvrant sur la cour. Entre cette porte et l'escalier, un buffet. À gauche, premier plan, porte de la chambre de Catherine ; deuxième plan, cheminée à manteau, avec fourneau de terre pour le chauffage des fers. Tables et planches à repasser, posées sur étriers pour le repassage ; escabeaux de bois, écuelles. Un grand fauteuil, à droite de la table. Aux murs, assiettes à fleurs, images populaires : portrait d'une vieille.

Scène première

Toinon, Julie et la Roussotte, apprenties de Catherine, repassent, sans entrain. Dans la rue, les voisins et voisines, bourgeois, boutiquiers, gardes nationaux, montés sur les bornes et les marches, regardent du côté des Tuileries, vers la droite. Va-et-vient continuel, murmure de voix, exclamations... Au loin, à travers les coups de fusil et la canonnade, des tambours battent, de temps en temps, le rappel et la générale. Un coup de canon plus proche fait tressaillir tout le monde et provoque des cris.

TOINON.

Hein ! Entendez-vous ? C'est vers la rue de l'Echelle, à c't’heure !

JULIE.

Oh ! que j'ai peur ! Oh ! que j'ai donc peur !

LA ROUSSOTTE.

Pourvu qu'ils ne viennent pas se battre de notre côté !

JULIE.

Tombée à genoux et cramponnée à la table.

Oh ! là là ! Oh ! sainte Vierge !

TOINON.

Rue Sainte-Anne ? Pour quoi faire ? Ils n'en veulent qu'aux Tuileries, pour fiche le roi à la porte !

UN VOISIN.

Sur le seuil.

Sûrement !

UNE VOISINE.

Au milieu de la rue.

C'est au Carrousel, que j'vous dis !

Nouveau coup de canon.

LA ROUSSOTTE.

Ils vont faire péter nos Vitres !

JULIE.

Ah ! je m'en rappellerai du dix août !

Les curieux s'empressent dans la direction des Tuileries, avec des rumeurs de compassion.

TOINON.

Allant à la fenêtre.

Ah ! v'là un blessé qu'on ramène chez lui !

LA ROUSSOTTE.

Sur le seuil.

Un garde national !

À Julie.

Viens donc voir !

JULIE.

Plus souvent ! J'défaille pas assez comme ça ?... Et not’pauv’patronne qu'est d’c’côté-là !

LE VOISIN.

Venu dans la boutique.

Vous pouviez donc pas l'en empêcher ?

TOINON.

Avec ça qu'elle en fait autrement qu'à sa tête !

LA ROUSSOTTE.

Et qu'elle craint le danger !

TOINON.

Tout le quartier l'appelle Mme Sans-Gêne ; on pourrait aussi l'appeler Mme Sans-Peur !

LA ROUSSOTTE.

Du seuil.

Ah ! j'allons avoir des nouvelles !... V'là notre pratique d'à côté ! Le Nantais.

TOINON.

M. Fouché ?

LA ROUSSOTTE.

Un enragé cont’le roi et l'Autrichienne, celui-là !

Appelant de la porte.

Eh ! M'sieu Fouché ! M'sieu Fouché !

MATHURIN.

De la rue.

M'sieu Fouché !

TOINON.

De la fenêtre.

Ah ! t'as pas besoin d'crier tant que ça ! Il trotte à se décrocher les mollets !

LA ROUSSOTTE.

Le v'là !

Scène II

Fouché accourt par la droite, une valise et un parapluie à la main, et descend en scène, entouré des blanchisseuses et d'une partie des gens du dehors ; tous parlent à la fois.

TOUS.

Eh bien ?

TOINON.

Eh bien, M'sieu Fouché ?

LA ROUSSOTTE.

Vous en v'nez ?

FOUCHÉ.

Essoufflé.

Oui, oui, j'en viens !

TOUS ET TOUTES.

Qué qu'y s’passe ? Qué qu'il y a ! Queux nouvelles ?

FOUCHÉ.

Oh ! mauvaises !

TOUS.

Oh !

FOUCHÉ.

Détestables ! Pour moi... pour vous, veux-je dire... Le tyran l'emporte !

À Toinon.

Donnez-moi vite mon linge, blanchi ou non, que je le fourre dans mon sac !...

LA ROUSSOTTE.

Vous vous sauvez ?

FOUCHÉ.

Fi donc ! Je pars vivement, voilà tout !

JULIE.

Qui lui apporte son linge.

Pour Nantes ?

FOUCHÉ.

D'abord...

TOINON.

Mais, alors, c'est effrayant ! Quoi qu'y a ?

TOUS.

Oui ! Quoi qu'y a ?

FOUCHÉ

Il y a que, ce matin, à la première attaque, tout allait bien pour nous. Et, tout à l'heure encore, le Carrousel était aux patriotes.

UN VOISIN.

Vous étiez avec eux ?

FOUCHÉ.

De cœur ! Oh ! certes ! En réalité, rue Saint-Honoré, aux écoutes. Tout à coup, ces gredins de Suisses ont fait une telle décharge par les fenêtres du palais que les assaillants, abandonnant leurs canons...

TOUS.

Oh.

FOUCHÉ.

... se sont repliés !

À la Roussotte, qui lui donne un mouchoir.

Ce n'est pas à moi, ça... Se sont repliés, à la débandade, sur toutes les rues, et, naturellement, j'ai fait comme eux !

À la Roussotte.

C'est tout ?

Pendant que les assistants remontent, commentant la nouvelle et la colportant dans la rue.

La patronne n'est pas là ?

JULIE.

Eh non !... Elle est là-bas !

FOUCHÉ.

Là-bas ?

TOINON.

Oui ; on est venu lui dire, à c’matin, qu’des pratiques à nous, les Roquefeuille, faisaient leurs malles pour s'en sauver.

FOUCHÉ.

Les lâches !... Et alors ?

TOINON.

Alors, mam'zelle, à qui plus d'un ci-devant a déjà fait le tour d’décaniller sans payer son dû, s'est dit : « Oh ! mais non ! pas de ça, Lisette ! J’vas leur z'y porter leur linge et m’faire régler mon compte ! »

FOUCHÉ.

Reprenant son parapluie.

Et ces Roquefeuille demeurent ?

JULIE.

Rue Saint-Nicaise !

FOUCHÉ.

En pleine bataille.

LA ROUSSOTTE.

De la porte.

Et elle ne revient pas !

JULIE.

On va p't-être nous la ramener sur un brancard !

Deux coups de canon. Exclamations. Un tambour bat la charge.

TOINON.

V'là qu’ça repart !

FOUCHÉ.

Prêt à sortir, s'arrête.

J'aime mieux ça !

CRIS.

Dehors.

Sans-Gêne ! Sans-Gêne ! V'là Sans-Gêne !

Toinon s'élance.

TOINON et LA ROUSSOTTE.

La v'là ! La v'là !

JULIE.

La patronne ?

TOINON et LA ROUSSOTTE.

Oui, oui, la v'là ! La v'là !

Scène III

Catherine entre vivement, suivie, entourée de curieux. Elle a un panier de linge sous le bras, son bonnet de travers et chiffonné.

TOINON.

Oh ! patronne !

JULIE.

Qui lui tend une chaise.

Qué bonheur !

LA ROUSSOTTE.

J'étions inquiète !

CATHERINE.

En s'asseyant.

Ah ! mes petites chattes ! Ouf ! J'en peux plus !... Que je souffle donc un peu ! Oh ! là là ! Quel bastringue !

UN VOISIN.

Vous en venez ?

CATHERINE.

Si j'en viens !

UN AUTRE.

Et ça chauffe ?

CATHERINE.

Si ça chauffe !

TOINON.

Et quoi que vous avez vu ?

CATHERINE.

J'ai rien vu.

FOUCHÉ.

Qu'est-ce qui se passe ?

CATHERINE.

J'en sais rien.

TOUS.

Oh !

CATHERINE.

J'ai pas eu le temps !... J'dévalais la rue Saint-Nicaise, à travers un tas de patriotes qui me criaient : « Hé ! pas par là, la petite mère ! Gare aux prunes !... » Mais va t’promener ! J'étais lancée... V'là qu'au détour de la rue de Chartres, j’tombe su’une bande de Marseillais qui s'partageaient des cartouches. Et un grand barbu, bras nus, tout velu, dès qu'y me voit : « Tenez ! Tenez ! Cette bougresse, qui va se faire crever la tomate !... Où tu vas ? – Où qu’j'veux ! – Tu badines ? » Là-dessus, il me cueille du sol, me barbouille d'un baiser su'l'cou, et me passe à un autre, qui me r'colle à un suivant, et comme ça jusqu'au dernier, me raclant tous le cou d'leux museaux ! Ah ! les gredins !... J'ai détalé sans demander mon reste, mais j'aurais eu pus d'agrément à traverser le Carrousel sous les coups d'feu, qu'à recevoir, à bout portant, c'te fusillade de baisers qui, tous, tous, empoisonnaient l'ail !

TOINON.

Enfin, vous v'là !

JULIE.

Et, sauf qu’vous êtes un peu chiffonnée...

CATHERINE.

L’bonnet, pas vrai !

LES APPRENTIES.

Oh ! oui !

Catherine va se rajuster devant le miroir, suivie de Julie, à qui elle donne son mantelet.

FOUCHÉ.

De son coin.

Et avec ça, nous ne savons rien.

UN VOISIN.

De la rue, où s'est formé un groupe.

Si ! si ! Ça marche !...

Fouché remonte à lui.

Lochard, qui arrive du Carrousel, dit que le peuple est revenu à la charge.

FOUCHÉ.

Qui se frotte les mains.

Bon, cela !

LE VOISIN.

On attaque dans les trois cours !

UNE VOISINE.

Le roi s'est ensauvé au Manège, avec l'Autrichienne !

AUTRE VOISIN.

Et les Suisses tirent mollement, faute de munitions !

FOUCHÉ.

Ravi.

À la bonne heure !

CATHERINE.

Pourvu qu’mon Lefebvre n’soit pas fourré là-dedans, lui qu'a déjà pris la Bastille, et qu'est toujours où qu'on s’cogne !

Le canon recommence à gronder : des tambours, plus proches, battent la charge.

UN VOISIN.

V'là les nationaux qui courent au feu avec du canon. Vive la nation !

Tous, sauf les apprenties et Fouché, s'élancent dans la rue, pour voir et crier.

CATHERINE.

Tout ça, c'est bon !... Mais c'est pas une raison, parce qu'ils font leu’lessive là-bas, pour qu’nous fassions pas la nôtre. Allons !

À Toinon et Julie.

Oust ! Allez m'étendre un peu tout ça dans la cour, vous deux !

TOINON et JULIE.

Oui, mam'zelle !

CATHERlNE.

À la Roussotte, en lui donnant le baquet qui est sur la chaise.

Et toi, cours porter c'linge-là à c't officier qui loge rue des Moulins. Il n'en a pas de trop !"

À mi-voix.

N’lui donne pas sa note. Y n'a pas d'quoi la payer !

LA ROUSSOTTE.

Oui, mam'zelle.

Toinon et Julie sortent par la droite. La Roussotte, par le fond.

CATHERlNE.

Venue à la fenêtre, appelle un gamin monté sur une marche.

Hé, Mathurin ?

MATHURIN.

Mam'zelle ?

CATHERINE.

Veux-tu être mignon ? J'te payerai du pain d'épices", Cours au poste d’la rue Colbert, d'mander si l’sergent Lefebvre est là !

MATHURIN.

Oui, mam'zelle !

CATHERINE.

Attends donc ! Si y est, qu'y vienne ! Si y est pas, qu'on t’dise ousqu'il est.

MATHURIN.

Y court.

Oui, mam'zelle !

CATHERlNE.

Riant, de la porte.

L'sergent Lefebvre, instructeur !

MATHURlN.

Déjà loin.

Oui, mam'zelle !

CATHERlNE.

Repousse les battants de la porte, puis les volets de la fenêtre de gauche.

J’ferme ça !", Avec tout c’monde, on n'est pus chez soi.

Elle retrousse ses manches pour travailler.

Scène IV

Le vacarme s'éteint un peu dans la rue, où l'on voit néanmoins aller et venir à travers le vitrage. Le bruit du combat, très lointain, continue par bouffées.

FOUCHÉ.

Un peu railleur

Décidément, belle Catherine, vous en tenez pour le ci-devant garde-française ?

CATHERINE.

Tiens ! vous v'là, vous ?

Elle va prendre sur le poêle la terrine à l'amidon.

C'est donc défendu d’s'aimer.

FOUCHÉ.

Au contraire !

CATHERINE.

Et il n'est peut-être pas beau, et bon, et brave, mon Lefebvre ?

FOUCHÉ.

Si ! si ! Et puis, un pays, n’est-ce pas ?

CATHERINE.

Qui se met à empeser, va et vient, au fourneau et à la table, tout à sa besogne ; Fouché, assis à droite, la regarde.

D'Alsace, comme moi, né natif de Rouffach, qu'est à cinq lieues d’Saint-Amarin, mon endroit ! Quoiqu'ça, y a pas pus’d’six semaines, j’nous étions jamais vus.

FOUCHÉ.

Ah ! bah ?

CATHERINE.

Comme j’vous dis !... Il 'tait dans la milice, puis dans les gardes-françaises. Moi, en service, puis apprentie, chez Mme Lobligeois...

Dont elle montre le portrait.

... qu'est tombée d'une attaque, la pauv’femme, qu'elle m'a laissé, en mourant, c'te boutique, avec toutes ses frusques, et que j’m'ai trouvée patronne comme ça, tout d'go ! V'là donc qu'un beau dimanche d’l'aut’mois, j’dis à mes jeunesses : « C'est pas tout ça, mes petites chattes, faut que j’vous régale d’la danse au bal du Waussall. »

FOUCHÉ.

Rectifiant.

Du Vauxhall !

CATHERINE.

FIN DE L’EXTRAIT

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